« Roger de Montebello offre Venise et d’autres lieux magiques et magiciens à ceux qui ne peuvent pas toujours ni assez les voir... »
Il a un nom de batailles autant qu’un nom de rêve. Roger de Montebello, né en 1964, est un peintre de la lumière. De la lumière et d’une transparence magique du paysage et de l’instant, un instant qui se fixe ensuite dans une durée fragile et dans la possible quête éloquente d’une image de l’Éternité. Sa lumière est intense mais elle est aussi merveilleusement construite, qu’elle inscrive Venise ou bien l’Espagne dans sa courbe sans sécheresse ou dans sa douceur plane à haute clarté. Il règne dans ce qu’il offre de Venise (et Montebello offre Venise ou d’autres lieux intenses à tous ceux qui ne peuvent les voir) une forme contradictoire, mais aussi comme concentrée : de juvénile maturité. Pas de mollesse et nulle pourriture, mais une beauté vivace et une magie de l’éclairage, une transparence aux lignes accomplies et parfois faussement distraites.
Incontestablement, Montebello ne donne pas de leçon inutile ou pesante.
Il observe, il éclaire et il fixe ce qu’il voit mieux que d’autres...
Sa lumière est bâtie, elle est personnelle mais elle s’inscrit nette et belle dans une immense tradition. Elle est cohérente, poétique et conséquente, elle est logique autant que songeuse. Elle ne déconstruit rien, elle permet au contraire de construire en ajoutant notre regard à la moindre image offerte, à la moindre toile découverte.
Son dessin et ses couleurs, son accomplissement de lignes et de pâleurs soudaines, ses immensités ou ses détails de pierre et d’eau forment un tout, une beauté assurée et se confondent souvent avec le ciel. Y-aurait-il dans son sens de l’image un catholicisme à la John Ford, lequel mettait le Ciel en images précieuses et inspirées, aussi, mais : lui, de la pellicule à l'écran, en couleurs vives ou en noir et blanc comme gravées exactement à l'eau-forte ?
Chez Montebello, en tous les cas, tout devient lagune visible, et c’est pourtant un sentiment et une réalité presque invisibles, soudain, ce que l’on peut en voir, ce qui palpite et s’inscrit au plein étonnement de nos yeux.
Il y a du poète et du cueilleur de fruits dorés ou vifs, fruits du passé et d’un présent fixés - et qui s’estompent et s’effacent-, en Roger de Montebello.
Il accueille la lumière et la surprend. Une inscription du monde dans la pierre blanche et dans les lignes écumées d’une porte bleue qui en partie s’efface, voilà qui pourrait montrer une partie de son art, à la fois sensible à la grandeur et ému par le détail. L’ocre, les nuances du blanc et du gris, le bleu et l’or se mélangent ou s’unissent ; de ce sens aigu qui pourrait donner de la confusion naît au contraire une réalité et une poésie vivantes, précises, une douceur franche et une force étrange, tout à la fois, pour tout dire : une unité et une poésie complètes, qu’il ne faut plus seulement regarder, contempler ou observer mais, véritablement : que l’on peut et que l’on doit vivre.
C’est le ciel fondu et fébrile et la terre mouvante et émouvante, c’est une réunion des premiers éléments du Paradis terrestre, c’est la première et permanente magie vénitienne enfin, celle dictée par Musset ou par Gautier, c’est la Venise de toutes les beautés, de l’immobile et absolu charme, la Venise de toujours, des autres maîtres picturaux (venus de Byzance et au moins : jusqu’à Tiepolo sans doute), et autant : celle des poètes et des écrivains exacts de la magie et de la vérité vénitiennes (Henri de Régnier autant que Barrès, avec moins d’encre sombre et de canaux noirs que ceux chers à Morand peut-être) que Montebello ravive, fait renaître et montre toujours en vie. Une Venise estompée, étonnée d’être constante et toujours présente, une Venise sans abandon mais pas mièvre ni pâle. Ce n’est pas une image étroite, étriquée ou morte, ni un musée éteint, décidément ce que regarde et restitue Montebello.
C’est une vibration perpétuelle (entre lagune et murs ou palais aux rêves et aux vérités étayés et redressés en pleine lumière) qu’avec franchise, d’année en année, d’exposition en exposition, de toiles en dessins qu’offre, sous une forme monumentale ou resserrée, de détail ou de grands fonds, à plat comme en profondeur, Roger de Montebello saisit et inscrit. C’est aussi toute cette vérité qu’il nous place en plein regard. Et notre contact ou partage devant une telle forme d’œuvre si décidée et délicate à la fois devient une surprise.
Elle nous renforce et nous donne cette fraîcheur d’émotion et de sincérité, et c’est peut-être, inconsciemment pour Roger de Montebello, tout ce que nous destine son travail et nous le fait recueillir, comme une prière d’étonnement et d’enthousiasme ; celle-ci restait embusquée en nous et, si forte soit-elle, nous l’ignorions encore. C’est cette découverte de nos propres forces et de nos moyens de fascinations et de croyance juste, oui, c’est bien et pleinement et à vif : ce que nous donne, somptueusement et avec une vigueur toute douce et une chaleur formidablement communicative, sans hâte et avec un grand sens de l’avenir : Roger de Montebello. Il est à coup certain un maître tranquille, qui sait que l’art fait est une patience, autant que l’art donné. Son art à lui, je le dis sans hésiter ici, est intense et subtil. C’est celui d’une épopée humide et de pleines lumières et de vives clartés à la Baudelaire.
Une mélancolie belle et attentive s’en dégage, un charme doux et farouche dans le même cadrage final, aussi. Il ne cesse de surprendre et de construire une vue complète de toute la Méditerranée, de l’Espagne aux chaleurs à dorures, à blancheurs impalpables et marquées d’ocre à Venise baignée par la lumière solaire et ourlée par sa lagune profonde.
Ouvrez les yeux. Avec Roger de Montebello, ils ne se refermeront pas facilement. En peignant Venise ou Séville ou tant d’espaces et d’échos méditerranéens, il réinvente une ferveur à partager de la pleine lumière, et une vérité écarquillée, une communion de l’être surpris devant les charmes et les mouvements de l’image vraie, d’une image ou d’une curieuse icône sans visage mais qui accomplit les paysages et qui va jusqu’au cœur.
S’engager dans la découverte de Roger de Montebello, c’est faire effort de s’écarquiller de corps et d’âme, ouvrir les yeux puis s’épanouir intérieurement (à la façon de Giono et dans le ton ou le souffle de son Bonheur fou, ou en plongeur étrusque d’un temps de renouveau, c’est aller aussi, peut-être, et bien : dans le flou et l’éclair et les éclats majestueux issus de Turner), c’est filer dans un bonheur répété, parfois rapidement saisi, mais qui s’achève en joie complète, en comblement de grâce. Et la lumière qu’on y voit puis que l’on y devine ensuite, cette lumière aux étages étranges, devient devant nous, à chaque minute, plus belle, enjouée, caressante puis plus profonde.
L’image d’éclaircie et de flou construit chez Montebello est autant : séductrice que force d’accomplissement. Il faut entrer sans hésiter dans l’enluminure de ses trésors et leur rareté. Force et ferveur de la Beauté s’unissent dans cette œuvre-là, qui dépasse de très loin le peu d’élan contemporain. Sa lumière poétique et véritable s’encre et s’ancre en nous. Elle devient, face à la toile, une vérité sensible, une vie supplémentaire pour nous, une vie inscrite dans des espaces aux lignes pures et aux couleurs fécondes. Sans chronologie, mais avec une palpitation épique, aux éclats volontaires et aux fragilités variées et secrètes, mais concentrées autant que révélées.
Il y a du Saint-John Perse inconscient, peut-être, dans la peinture totale de Roger de Montebello, une poésie à la fois mouvementée et fixée. Qui peut rendre quelques muscles valables et de francs battements de l’âme à tout voyageur immobile, devenu sensible à toutes les incantations de la lumière !
L’art de Montebello est art d’accomplissement, c’est un élan vers l’unicité de la lumière et des êtres inscrits ou absents des paysages, mais à présence réelle, cela : même quand elle croit être invisible ou bien quand elle s’efface ligne après ligne, dans un choix si fin des couleurs et des lueurs...
Raphael Lahlou, septembre 2023
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